20 nov. 2012

Les Préjudices du Progrès

Prenons un citoyen lambda, la quarantaine entamée, dont l'identité semble de longue date avérée. Plongez le dans un milieu administratif récemment converti aux biens faits du tout informatique. Glissez son nom dans le système et voilà que la base officielle centralisée à laquelle se réfère sa charmante et néanmoins tenace interlocutrice déclare que le prénom du dit citoyen n'est tout bonnement pas celui qui figure depuis quatre décennies sur ses papiers d'identité... En l'espace d'une seconde, une vie bascule, le citoyen déstabilisé affirme qu'il ne saurait accepter pareil dénigrement et le voilà contraint de fournir les preuves de son prétendu prénom. Aguerri à ce genre de méandres bureaucratiques, le citoyen promet à qui veut bien l'entendre qu'il sera là demain et à la première heure pour graver dans le marbre ce qui depuis sa naissance constitue sa signature sur cette planète éphémère.
Chose dite, chose faite, le voilà à la première heure au guichet d'une nouvelle employée. Plus coriace que sa collègue, la représentante des autorités compétentes déclare fermement qu'un certificat de naissance délivré par un pays tiers ne saurait l'autoriser à intervenir dans le fichier national. Statu quo et montée d'adrénaline, le citoyen brandit les nombreux passeports troués des trente-quatre dernières années. Tous sont faux. Son permis de conduire est faux. Sa carte d'assurance maladie est fausse. Sa carte d'identité d'un pays tiers est fausse. Il n'est pas celui qu'il pensait être. Craignant l'esclandre, l'employée l'enjoint à retrouver son calme et lui promet soutien pour sortir de ce mauvais pas. Elle débusque un collègue qui va se charger de prendre langue avec la commune d'origine du citoyen afin de vérifier où et quand l'erreur s'est introduite dans le fichier central. Après bien des rebondissements et la fourniture de preuves toutes plus tangibles les unes que les autres, le citoyen reçoit l'autorisation de reconquérir son prénom. Pour la Nation, un homme a changé de prénom en ce 20 novembre 2012, c'est un baptême païen et sans autre rituel que l'ajout d'un trait d'union dans un base de donnée nationale. Sacro Sainte informatique, tu mérites une prière, toi qui mieux que toute autre régit nos existences et conduit nos destins. Chaque travailleur est une fiche de salaire, chaque citoyen est un pourvoyeur d'impôts, grâce à nos offrandes poursuit l'édification de ton église virtuelle qui réduit nos vies à un fichier central. Amen.

16 nov. 2012

Inaccessibles Rivages

Il est des terres que l'on ne trouve pas sur les atlas et dont seuls les jours d'automne révèlent les fragiles lignes côtières. Pour accéder à ces rivages, il faut lever les yeux au ciel et se laisser emporter par des vaisseaux imaginaires. Cette baie rouge sang qui semble à l'abri des courants, serait un précieux refuge. L'air doit y être doux, les habitants paisibles et qui sait si parfois quelqu'un crie dans les rues de cette prétendue colonie.

S'il existait un tel endroit à l'abri des désordres, des tumultes et des déceptions, l'homme serait parvenu à créer sur cette planète un brin de perfection. Mais en quelques jours, le rythme des saisons se charge de briser ces lignes séduisantes. Les feuilles au sol sont les ruines poignantes d'un éphémère havre de beauté. Leur présence, sur le trottoir, avec leur lustre perdu, nous invite à ne pas lever la tête vers ce qui demeurera jusqu'au printemps le champ de ruine de nos périlleuses illusions.

4 nov. 2012

Les pires Cauchemars

Les pires cauchemars ne sont pas ceux où s'invitent des corps sanguinolents et des monstres improbables chargés de vous anéantir, les pires cauchemars vous plongent dans la réalité de votre vie. Tout à coup, le cerveau facétieux fait la netteté sur votre présence au monde. D'ordinaire, vous êtes une silhouette en mouvement dans l'espace et dans le temps. Ces deux paramètres suffisent à créer l'illusion que le monde est solide et à vous faire oublier les contours exacts de votre existence. Et quand le quotidien prodigue ainsi la sécurité d'un environnement somme toute cohérent, il est plus facile de ne pas se voir, de ne pas se regarder, s'écouter. Surviennent alors à l'improviste les pires cauchemars qui vous  montrent ce qui est là, placent dans votre bouche les mots que vous ne dites pas, clarifient les angoisses jusqu'à vous conduire au point du réveil, le corps en sueur, la peau parcourue de frissons anxiogènes. Que faire de cette énonciation brutale, de ces révélations intimes dictées par une machine intérieure opportuniste ? Pourquoi ici et maintenant ?